Chapitre 6
Lorsqu'il arriva dans ma chambre le lendemain matin, Tolliver était livide. Surexcitées après les événements de la nuit, les infirmières s'étaient empressées de les lui raconter. Elles lui avaient littéralement sauté dessus. Résultat : c'est tout juste s'il ne crachait pas du feu quand il poussa la porte.
— Je n'en reviens pas ! vociféra-t-il. Bande de salopards ! S'immiscer comme ça jusqu'à ton chevet ! Seigneur ! Tu as dû... tu dormais ? Tu as eu très peur ?
En moins de deux secondes, il passa de la rage à l'inquiétude.
J'étais trop fatiguée pour lui sourire. Je m'étais réveillée en sursaut au moins trois fois par la suite, persuadée que quelqu'un était entré à mon insu.
— Comment se sont-ils débrouillés ? reprit Tolliver. Les portes sont fermées à partir de vingt et une heures. Après cela, il faut sonner aux urgences. Du moins c'est ce qui est inscrit sur le panneau.
— Soit il y a eu négligence, soit on leur a ouvert. Sans savoir qui ils étaient, bien sûr, suggérai-je.
Je ne voulais pas envenimer la situation. On m'avait fort bien traitée dans ce petit hôpital et je refusais de croire qu'un membre du personnel s'était laissé soudoyer ou était assez mesquin pour commettre un acte pareil.
Tolliver en parla au médecin.
Le Dr Thomason avait repris du service. Il semblait à la fois agacé et embarrassé. Il semblait aussi en avoir par-dessus la tête de cet incident.
Je dévisageai Tolliver et il eut l'intelligence de ne pas insister.
— Vous me libérez tout de même, j'espère ? demandai-je.
— Oui. Vous vous remettez bien de vos blessures. Voyager sera peut-être pénible mais si vous le souhaitez, vous pouvez quitter la ville. En revanche, pas question de prendre le volant tant que votre bras n'ira pas mieux.
Le Dr Thomason hésita.
— Je crains que vous ne repartiez avec une bien mauvaise impression de Doraville.
Un sérial killer, une agression, un réveil brutal... Moi ? Une impression négative de Doraville ?
— Tout le monde a été très gentil, répondis-je, et pour ce qui est des soins, je ne pouvais pas espérer mieux.
Thomason parut sincèrement soulagé. Peut-être me prenait-il pour une de ces garces qui vous traînent devant les tribunaux sous prétexte qu'on l'a regardée de travers.
En repensant aux personnes charmantes que nous avions rencontrées et au fait que Manfred et Xylda étaient venus exprès pour nous voir, je m'étais demandé si nous n'aurions pas intérêt à rester pour la journée, histoire de dire au revoir. Mais après ma frayeur de la nuit, j'avais hâte de m'en aller.
Naturellement, nous dûmes patienter le temps que la paperasse termine son circuit mais enfin, aux alentours de onze heures, une infirmière surgit avec l'obligatoire fauteuil roulant. Pendant ce temps, Tolliver descendit chercher la voiture. Un autre fauteuil attendait devant l'entrée. Il était occupé par une jeune femme d'une vingtaine d'années, un poupon dans les bras. Une femme plus âgée - sa mère, certainement - l'accompagnait. Elle poussait un chariot croulant sous les paniers de fleurs roses, cartes de félicitations et boîtes-cadeaux... roses ainsi qu'une pile de brochures. Celle du dessus était intitulée : « Vous ramenez Bébé à la maison. »
La nouvelle grand-mère m'adressa un sourire béat puis se mit à bavarder avec mon infirmière. La maman se tourna vers moi.
— Regardez comme elle est belle ! La dernière fois que j'ai été hospitalisée, j'y ai laissé mon appendice. À présent, je m'en vais avec un bébé.
— Quelle chance ! Toutes mes félicitations. Comment s'appelle-t-elle ?
— Sparkle. Mignon, n'est-ce pas ? Personne ne l'oubliera.
Pour sûr !
— C'est un prénom original.
— Voilà Josh ! s'exclama la grand-mère. Toutes deux franchirent les portes automatiques.
— Adorable ! approuva l'infirmière. C'est le premier petit-enfant de cette famille.
La grand-mère n'ayant pas atteint la quarantaine, j'en fus soulagée.
Mon corps grillé par la foudre pourra-t-il un jour produire un bébé ?
Enfin, ce fut à mon tour d'être poussée jusqu'au bord du trottoir. Tolliver bondit pour me venir en aide. Après m'avoir assise, il se pencha pour attacher ma ceinture puis contourna le véhicule pour grimper de l'autre côté.
L'infirmière s'assura que j'étais bien installée avant de fermer la portière.
— Bonne chance ! J'espère ne pas vous revoir de sitôt !
Je lui souris. J'étais certaine que l'autre patiente avait eu pitié de moi mais je me sentais nettement mieux maintenant que j'étais dans notre véhicule avec Tolliver. J'avais des ordonnances et les instructions du médecin, j'étais libre de partir. Un sentiment jubilatoire.
Nous tournâmes à droite en sortant du parking. La circulation semblait normale. Pas de reporters en vue.
— On retourne au motel ou on prend la route ?
— On fait un saut à la pharmacie, ensuite on déguerpit, répliqua Tolliver.
Situé à deux pâtés de maisons de l'hôpital, le drugstore était géré par un autochtone. À l'intérieur, toutes sortes d'odeurs se mêlaient joyeusement : friandises, médicaments, bougies parfumées, pot-pourri, chewing-gum. On pouvait y acheter papier à lettres, boîtes de chocolats, bouillottes, assiettes en carton et autres réveils. Le comptoir des prescriptions était tout au fond. Devant, deux chaises en plastique ; derrière, un jeune homme qui se déplaçait avec une telle nonchalance que Tolliver et moi aurions largement le temps de goûter au confort des sièges.
Je fus décontenancée de constater à quel point j'étais heureuse de pouvoir m'asseoir pendant que Tolliver remettait les documents au pharmacien, dont la blouse semblait avoir été javellisée et amidonnée - à moins qu'elle ne fût flambant neuve. J'essayai de lire la date sur le diplôme accroché au mur derrière lui mais l'écriture était trop petite.
On ne pourrait pas lui reprocher un manque de sérieux :
— Vous devez prendre ces cachets au milieu du repas, annonça-t-il en brandissant un flacon en plastique marron. Si vous ressentez l'un des symptômes figurant sur cette liste, consultez immédiatement votre médecin.
Il nous envoya à la caisse à l'avant du magasin et je dus me lever pour suivre Tolliver. La cliente juste devant nous prit tout son temps pour compter sa monnaie et entamer la conversation. Puis nous dûmes révéler à la caissière que notre assurance ne couvrait pas les médicaments et que nous souhaitions payer en espèces. Elle parut étonnée mais enchantée.
Nous regagnions la voiture quand le shérif nous intercepta.
— Je regrette. Nous avons encore besoin de vous.
Il ne neigeait pas mais le ciel était gris. Je fixai Tolliver qui avait pâli.
— Pourquoi ? murmurai-je stupidement
— Il se pourrait qu'il y en ait d'autres.
Il fallut renégocier. Le consortium ne m'avait pas signé un chèque pour ma première intervention et je ne me déplace pas pour rien. De plus, les journalistes pullulaient. Je ne travaille pas devant les caméras, sauf cas exceptionnel.
Le parking derrière le poste de police étant protégé par une clôture couronnée de rouleaux de fil de fer barbelé, nous réussîmes à nous faufiler dans les lieux incognito - enfin, en ce qui concerne les requins des médias. Car tous ceux qui n'avaient pas été affectés sur le site s'arrangèrent pour passer devant le bureau du shérif Rockwell, histoire de m'apercevoir. Avec mon attelle au bras et mon pansement autour de la tête, j'étais une véritable bête de cirque. Tolliver prit place à ma droite pour pouvoir tenir ma main valide.
— Tu devrais être couchée. Je ne sais pas où nous allons loger si nous devons prolonger notre séjour. J'ai rendu la chambre et je suis certain qu'elle a déjà été relouée.
Je hochai la tête en silence. Je n'étais pas sûre d'être à la hauteur. Certes, retrouver les morts est mon gagne-pain. Mais j'étais à bout de forces.
— De qui s'agit-il, selon vous ? demandai-je au shérif. J'ai retrouvé tous les garçons.
— Nous avons examiné les signalements de personnes disparues sur une période de cinq années, répondit Rockwell. Nous en avons repéré deux, un peu plus âgées que les adolescents de la propriété Davey.
— La quoi ?
— La propriété où étaient enterrés ces garçons appartenait à Don Davey et sa famille. Don était veuf, octogénaire. Je me souviens à peine de lui. Il est décédé il y a une douzaine d'années et la maison est inhabitée depuis. La femme qui en a hérité vit dans l'Oregon. Elle n'est jamais revenue. Elle n'a pris aucune initiative pour s'en débarrasser. Elle doit avoir quatre-vingts ans, elle aussi, et n'envisage pas d'exploiter le terrain.
— Quelqu'un s'est-il proposé pour l'acheter ?
— Elle ne m'en a pas parlé.
— Où se trouveraient les nouveaux cadavres ?
— Dans une vieille grange abandonnée depuis dix ans ou plus. Sol en terre battue.
— Qu'est-ce qui vous incite à croire qu'il pourrait y avoir des restes humains à cet endroit ?
— La bâtisse est située tout au bout du domaine d'un psychothérapeute, Tom Almand, qui n'y met jamais les pieds. Après tout ce ramdam chez Davey, son voisin qui est aussi un de mes adjoints, Rob Tidmarsh, a eu l'idée de ratisser le secteur. En effet, les critères correspondent : la grange est isolée, délaissée, le sol facile à creuser. Oh, surprise ! Rob a remarqué des traces.
— Vous avez vérifié vous-même ?
— Pas encore. Nous avons pensé que vous pourriez nous mettre sur la voie.
— Je crains que non. Si les repères sont visibles, il suffît d'y enfoncer un piquet. Vous sentirez l'odeur tout de suite. Ou alors, vous pouvez creuser un peu. Les ossements ne sont sans doute pas ensevelis profondément. Cela vous coûtera nettement moins cher et moi, je pourrai quitter Doraville.
— Ils vous réclament. Twyla Cotton prétend qu'il reste des fonds puisque vous n'avez mis qu'une journée à accomplir votre mission... Vous ne voulez pas de toute cette publicité ? Les médias sont à l'affût, comme vous avez pu vous en rendre compte cette nuit.
— Je ne veux plus rien savoir de cette affaire.
— Ce n'est pas moi qui décide, répliqua-t-elle.
Je fixai mes genoux. J'avais tellement sommeil que j'avais peur de m'assoupir là, dans le bureau du shérif.
— Non. Je refuse.
Tolliver se leva en même temps que moi, impassible. Le shérif nous observa comme si elle n'en croyait pas ses oreilles.
— Il le faut.
— Pourquoi ?
— Parce que nous l'exigeons. C'est votre métier.
— Je vous ai fourni des solutions. Je veux m'en aller.
— Dans ce cas, je vous mets en état d'arrestation.
— Sous quel prétexte ?
— Entrave à une enquête policière. Quelque chose du genre. Ce ne sera pas difficile.
— En d'autres termes, vous me faites chanter ? Quelle sorte de policier êtes-vous ?
— J'ai des meurtres à résoudre.
— Eh bien ! Arrêtez-moi ! Je persiste et signe : ma réponse est non.
— Tu es trop faible pour aller en prison, intervint Tolliver d'une voix calme.
Je m'appuyai contre lui, luttant contre une sensation d'immense lassitude. Il me serra dans ses bras et je calai ma tête contre sa poitrine. Je savourai quelques instants de paix avant de réfléchir.
Il avait raison. L'expérience serait détestable, même dans un petit pénitencier comme celui de Doraville. Je n'avais donc pas d'autre choix que d'exécuter les ordres. Autant en finir au plus vite. Mais qui commandait l'opération ? La police d'État ?
Je devais m'écarter de Tolliver. J'acceptais son soutien sous de fausses allégations. Tôt ou tard, il me faudrait le reconnaître.
— Tu as besoin de manger.
Je revins brutalement sur terre.
— Oui.
En effet, j'avais faim et il nous fallait un endroit où loger. Quel que soit le résultat de ma recherche, il faudrait que je puisse me reposer.
— Bien, murmurai-je enfin. Je vais me restaurer puis nous vous rejoindrons.
— Ne vous avisez pas de quitter la ville. Nous vous rattraperons.
— Je ne vous aime pas du tout, ripostai-je.
Sandra Rockwell me toisa. J'ignore quelle expression elle s'efforçait de masquer. Peut-être ne s'aimait-elle pas beaucoup non plus à cet instant.
Nous sortîmes par la porte arrière du poste et nous rendîmes dans un fast-food anonyme. Il faisait trop froid pour déjeuner dans la voiture. Nous devions entrer dans l'établissement. Par chance, aucun des clients ne semblait avoir lu les journaux, ou alors, ils étaient trop polis pour m'accoster. Tant mieux. J'aime bien manger en paix. L'avantage du sandwich, c'est que Tolliver n'était pas obligé de me couper mes aliments. Il n'eut qu'à déchirer le sachet de ketchup et mettre une paille dans ma boisson. Je mastiquai lentement car je n'étais pas pressée de me rendre à cette fichue grange.
— C'est nul, proclamai-je après avoir englouti la moitié de mon hamburger. Pas la nourriture mais la situation.
— Je suis de ton avis. Malheureusement, je ne vois pas comment nous pouvons nous en sortir sans créer un scandale.
Je m'apprêtai à l'incendier, à lui rappeler que c'était moi qui ferais tout le boulot, qu'il se contenterait de rester à l'écart, comme toujours. Dieu merci, je me retins. L'idée que j'avais failli détruire notre relation dans un élan de mauvaise humeur m'horrifia. Il ne se passe pas une journée sans que je remercie le ciel de m'avoir donné Tolliver ; sans que je lui sois reconnaissante de faire le tampon entre moi et le reste du monde.
— Harper ?
— Quoi?
— Tu as l'air bizarre. Qu'est-ce qui ne va pas ?
— Je réfléchissais.
— De sombres pensées, apparemment.
— Oui.
— Tu es fâchée contre moi ? Tu crois que j'aurais dû batailler avec le shérif ?
— Ça n'aurait servi à rien.
— Exact. Alors pourquoi cet air furieux ?
— Je m'en veux à moi-même.
— C’est absurde. Tu n'as rien à te reprocher.
Je m'empêchai de soupirer.
— Je fais tout de travers.
Je geignais mais je n'y pouvais rien. J étais consciente de vouloir davantage que ce que Tolliver pouvait ou devrait m'offrir et ce secret me pesait.
J'étais en mode « ma vie ne vaut rien ». Plus vite je me secouerais, mieux ce serait pour nous tous.
Nous contactâmes le shérif Rockwell en chemin pour qu'elle nous guette dehors. Nous garâmes notre voiture sur le parking et montâmes dans la sienne.
— Sa présence n'est pas indispensable, décréta-t-elle en désignant Tolliver d'un signe de tête.
— Il vient avec moi. C'est non négociable. Je préfère parlementer pendant une heure avec les journalistes plutôt que de me déplacer sans lui.
Elle me coula un regard noir puis haussa les épaules.
— Bien.
En sortant du parking, elle tourna à droite de manière à éviter de passer devant le commissariat. Je l'avais vaguement soupçonnée d'être en quête de gloire, pourtant elle fuyait les journalistes. Décidément, j'avais du mal à la cerner.
Bien qu'ayant mangé et pris un peu de repos, j'étais épuisée. J'avais des antalgiques dans la trousse à pharmacie à l'arrière de notre véhicule. Je regrettai de ne pas les avoir emportés tout en sachant pertinemment que je n'en aurais pas avalé avant d'avoir travaillé. Que deviendrions-nous si je bâclais ma mission ? Pendant un moment, je m'amusai à imaginer diverses possibilités mais j'y renonçai assez vite. Quand le shérif Rockwell s'arrêta, j'avais la tête appuyée contre la vitre froide.
— Vous vous sentez suffisamment forte ? s'enquit-elle à contrecœur.
— Finissons-en.
Tolliver m'aida à descendre et nous nous approchâmes d'un groupe d'hommes postés à l'entrée d'une grange qui avait été rouge autrefois. Elle n'était pas aussi abîmée que la maison au pied des collines mais je repérai de larges interstices entre les planches, la peinture était écaillée et le toit en tôle semblait maintenir seul l'ensemble de la structure. Je scrutai les alentours et vis au loin une maison, en bien meilleur état. Le propriétaire n'avait pas souhaité cultiver la terre ou élever des bêtes. Il avait simplement voulu la maison et un peu d'espace tout autour.
Au milieu du cercle se tenaient deux personnes : un homme d'environ quarante ans perdu dans un manteau épais qu'il n'avait pas boutonné. Il était petit, pas plus large que Doak Garland. Sous le paletot, il portait une chemise et une cravate. Son bras était posé sur les épaules d'un garçon d'une douzaine d'années. Petit, grassouillet, les cheveux longs et blonds, il était plus carré que son père. Pour l'heure, il semblait à la fois abasourdi et excité.
Nous nous avançâmes et je laissai errer mon regard sur l'enfant. Je te connais, pensai-je. Il se rendit compte que je l'avais reconnu. Il eut l'air légèrement inquiet.
Je me connecte avec les morts mais de temps en temps, j'entre en contact avec un individu plus ou moins lié au défunt. Parfois ces gens sont inoffensifs. Parfois, ils décident de travailler dans l'industrie des pompes funèbres ou à la morgue. Ce garçon en faisait partie.
La grange était équipée d'une unique ampoule électrique. Le bâtiment était vaste, très ouvert à l'exception de trois stalles remplies de foin moisi dans le fond. Elles étaient inutilisées depuis des années. De vieux outils étaient suspendus aux murs et le sol était jonché de détritus : une brouette, une tondeuse à gazon, quelques sacs de fertilisant, une colonne de pots de peinture.
L'atmosphère était glaciale, lourde, détestable. Tolliver semblait retenir son souffle.
Cette tâche aurait mieux convenu à Xylda Bernardo qu'à moi.
J'en fis part au shérif.
— Quoi ? Cette vieille folle aux cheveux rouges ?
— Vous auriez tort de vous fier aux apparences. Elle est médium. Il n'y a pas de morts ici.
— Pas de cadavres ?
Impossible de savoir si Rockwell était déçue ou soulagée.
— Si, si, mais pas humains. Je perçois la mort mais je ne la trouve pas. Si cela ne vous ennuie pas, je vais lui passer un coup de fil. Si elle parvient à vous renseigner, vous n'aurez qu'à lui donner ma rémunération.
Rockwell me fixa, ahurie, blême.
— Entendu, souffla-t-elle. Et si elle vous ridiculise, ce sera de votre faute.
Xylda et Manfred arrivèrent assez vite. Xylda portait sa hideuse pelisse à carreaux. Ses longs cheveux teints en rouge vif étaient en désordre. Son visage rond était généreusement maquillé de poudre et de rouge à lèvres. Elle avait mis un collant de contention et des mocassins. Manfred était un petit-fils en or : la plupart des jeunes de son âge auraient détalé comme des lapins plutôt que d'apparaître en public avec une telle créature.
Une canne à la main, Xylda ne daigna pas nous saluer. Elle ne parut même pas nous voir. Depuis quand se promenait-elle avec une canne ? Celle-ci lui conférait un petit air canaille. Je notai que Manfred gardait les mains à proximité de sa taille, comme pour la rattraper si elle s'effondrait d'un seul coup.
Elle pointa la canne sur les monticules ici et là. Puis elle s'immobilisa complètement. Les hommes et le garçon, qui étaient entrés avec elle, l'avaient d'abord observée d'un œil moqueur en murmurant des commentaires désobligeants. À présent, ils se taisaient. Quand Xylda ferma les yeux comme pour écouter un son qu'ils ne percevaient pas, la tension devint palpable.
— Des animaux torturés, annonça-t-elle d'un ton sec.
Elle pivota péniblement et pointa sa canne sur l'enfant.
— Tu tortures les animaux, petit salaud !
Xylda Bernardo ne mâche jamais ses mots.
— Ils se rebellent contre toi, enchaîna-t-elle d'une voix monocorde. Ton avenir est inscrit dans le sang.
Le gosse la dévisagea avec terreur. Je compatis.
— Fiston, dit l'homme au gros manteau... Est-ce la vérité ? As-tu pu faire une chose pareille ?
— Papa, gémit-il... Ne m'oblige pas à supporter ça.
Tolliver me serra contre lui.
Le père secoua légèrement le fils.
— Parle.
— Le chat était déjà blessé. Je l'ai regardé mourir.
— Menteur ! cracha Xylda avec dégoût.
Après cela, ce fut la débandade.
Les adjoints creusèrent, exhumant après le chat précité, un chien, des lapins - bébés - et un ou deux oiseaux. Ils fouillèrent les boxs, soulevant des nuages de poussière. Sous les bottes de foin, ils tombèrent sur un plancher en bois ; il n'y avait donc pas de cadavres d'animaux en dessous. Le père, Tom Almand, était en état de choc. Psychothérapeute du centre médical local, il devait savoir aussi bien que nous que l'un des premiers symptômes d'un sériai killer en puissance consiste à torturer les bêtes. Je me demandai combien d'enfants ayant pratiqué ce genre de massacre ne devenaient jamais des meurtriers. Les enquêtes sur le sujet ne doivent pas courir les rues. Peut-on commettre un acte aussi odieux et se métamorphoser en un adulte équilibré ? Possible. Je n'ai pas étudié le phénomène et n'en ai aucune intention. J'en vois assez au quotidien pour être convaincue que les humains sont capables de cruauté... mais de générosité aussi. Toutefois, en observant Chuck Almand, treize ans, futur sadique, je n'était guère optimiste.
Sandra Rockwell ne pouvait qu'être satisfaite. J'avais empêché les autorités locales de se ridiculiser et déniché une source de problèmes éventuels, le tout sans réclamer un cent pour moi ni me plaindre du stress que j'avais subi. En revanche, ils devaient de l'argent à Xylda et je voulais m'assurer qu'ils la paieraient.
Malheureusement, l'expression du shérif était morose. Elle semblait fatiguée, découragée et désillusionnée.
— Pourquoi boudez-vous ? l'attaquai-je.
Tolliver bavardait avec Manfred, histoire de me prouver sa bonne foi. Xylda monopolisait l'un des officiers qui la fixait d'un air ahuri.
— J'espérais clôturer l'affaire, avoua Rockwell, trop déprimée pour dissimuler son émoi. Je pensais qu'on retrouverait des corps ici, des indices - voire des trophées - nous permettant d'établir un lien, Tom par exemple, avec les meurtres. On aurait bouclé le dossier. On aurait résolu l'énigme nous-mêmes sans avoir à confier la suite de l'enquête aux gars de l'État ou au FBI.
— Il n'y a pas de cadavres humains ici. Je regrette de ne pas pouvoir agiter une baguette magique et vous en faire apparaître.
J'étais sincère. Comme la plupart des gens, je veux que l'on enferme les méchants, que la justice prévale, que l'on punisse les délinquants. Mais il est rare que l'on obtienne les trois en même temps, du moins pas au même degré.
— Pouvons-nous partir ?
Rockwell ferma brièvement les yeux et mon estomac se noua.
— Le SBI demande que vous restiez une journée de plus. Us veulent vous interroger.
J'eus l'impression d'étouffer.
— J'avais cru qu'on pourrait s'en aller après cet épisode.
J'avais dû hausser le ton car plusieurs personnes se tournèrent vers nous, y compris le garçon responsable de ce brouhaha. Je plongeai mon regard dans celui de Chuck Almand.
— Autant l'abattre tout de suite, grommelai-je.
J'étais bouleversée. Était-ce ainsi que Xylda voyait les choses, était-ce ce qui la rendait si particulière ? Manfred suivrait-il le mouvement ? Ce gosse n'était pas né condamné par sa nature. Il pouvait faire des choix mais lesquels ? Selon moi, il opterait pour les mauvais.
Avais-je raison ? Était-ce inévitable ? Pourvu que non. Pourvu que je ne renouvelle jamais cette expérience. Peut-être étais-je capable de lire en Chuck Almand seulement parce que j'étais aux côtés de deux vrais médiums dont le don déteignait sur moi. Peut-être était-ce le grondement de tonnerre au loin. Ce bruit me met toujours au comble de l'agitation et de la peur. Peut-être étais-je totalement à côté de la plaque.
— Tolliver, nous devons trouver un endroit où loger. Ils refusent de nous libérer.
Nous aurions dû détaler juste après la pharmacie. Il se précipita vers moi et contempla le shérif Rockwell un long moment.
— À vous de vous débrouiller, annonça-t-il enfin. Nous avons rendu la clé de notre chambre.
— Vous n'avez qu'à dormir avec nous ! intervint Xylda dans un soudain éclair de lucidité. Nous serons un peu serrés mais ce sera toujours mieux que de coucher à la prison.
Je tentai de m'imaginer dans le même lit que Xylda, Tolliver et Manfred dans un autre. Je me dis que tout compte fait, la prison serait peut-être mieux.
— Merci beaucoup mais je suis sûre que le shérif va résoudre le problème.
— Je ne suis pas votre agent de voyages, rétorqua Rockwell, sautant sur l'occasion de s'emporter. Toutefois je sais que vous aviez prévu de quitter la ville, aussi je vais réfléchir. Si tous les motels sont complets, c’est de votre faute.
Un silence pesant enveloppa l'assistance.
— Enfin, pas exactement, rectifia-t-elle.
— En effet, répondis-je.
— Il n'y a plus une seule chambre de libre, déclara l'un des adjoints.
Il s'appelait Tidmarsh, d'après le nom brodé sur sa chemise d'uniforme. C'était donc Rob Tidmarsh, le voisin.
— Le seul endroit qui me vienne à l'esprit est le chalet au bord du lac de Twyla Cotton.
Le shérif s'éclaira.
— Appelez-la, Rob.
Elle pivota vers nous.
— Merci d'être venus. Nous allons prendre des sanctions contre ce délinquant juvénile...
— Il n'ira pas en prison ?
— Tom, Chuck, approchez-vous, commanda-t-elle en élevant la voix.
Tous deux parurent soulagés qu'on leur adresse enfin la parole. N'ayant aucune envie d'être à proximité de Chuck, je reculai de quelques pas. Il n'avait que treize ans. Il n'allait pas se ruer sur moi. Il avait la vie devant lui, il pouvait changer s'il le voulait.
— Tom, nous n'allons pas vous retirer Chuck. Tom Almand se voûta, visiblement rassuré. Il était tellement avenant, le genre de type qui accepte volontiers de recevoir votre colis express à votre place ou de nourrir votre chat en votre absence.
— Que devons-nous faire ? bredouilla-t-il, la gorge sèche.
— Chuck passera devant le juge. Nous discuterons. Vous auriez tout intérêt à consulter un psychologue -ce ne devrait pas être trop difficile, il me semble ? -avant même l'audition.
Sandra Rockwell contempla le garçon et je l'imitai. Pour l'amour du ciel ! Il avait des taches de rousseur. Lui me fixait avec une fascination presque égale. J'ignore pourquoi la plupart des jeunes hommes s'intéressent à moi. Je ne parle pas des gars de mon âge mais des mômes. Je ne fais pourtant rien pour attirer leur attention. Et je ne ressemble pas à une maman.
— Chuck, regarde-moi, glapit le shérif.
Il s'exécuta. Il avait les yeux bleus comme un lac de montagne.
— Oui, m'dame.
— Chuck, ce que tu as fait est mal. Il baissa le nez.
— Tu as eu l'aide de tes copains ou tu as agi tout seul ? Chuck Almand chercha la réponse la plus adéquate.
— C'était juste moi, shérif. Je me sentais si mal après que ma mère...
Il marqua une pause comme les mots restaient coincés dans sa bouche.
Tolliver et moi comprîmes tout de suite qu'il mentait. Nous en avions fait autant avec tous les adultes du système scolaire de Texarcana pour maintenir notre famille unie malgré la déchéance de nos parents. Se retrancher derrière le décès de sa mère, quelle honte ! Enfin, elle au moins était morte d'une cause honorable. Elle n'avait pas souhaité abandonner les siens.
Chuck commit l'erreur de relever la tête vers moi. Il espérait probablement m'attendrir avec ses gémissements. Je le vis tressaillir imperceptiblement.
— La médium pourrait peut-être nous renseigner ? suggéra Rockwell. Est-ce qu'il dit la vérité ?
D'après moi, elle n'y croyait pas. Elle essayait simplement d'arracher des aveux à Chuck. Bien entendu, la voyante la prit au sérieux.
— Pas question que je m'approche de ce monstre ! lança Xylda derrière moi.
— Il s'agit de mon fils ! protesta désespérément Ton Almand.
Il posa un bras sur les épaules de Chuck, qui eut manifestement du mal à ne pas le repousser. Je me retournai vers Xylda. Manfred secoua la tête.
— Tu n'es pas obligée, grand-mère. De toute façon, ils ne te croiront pas. Pas les flics.
— Je sais, admit-elle avec une pointe de tristesse.
— M'dame ! dit Chuck Almand, à mon intention. C'est vrai que vous retrouvez les cadavres ?
— Oui.
— Il faut que ce soit des morts ?
— Oui.
Il opina comme si je venais de confirmer ses soupçons.
— Merci de m'avoir répondu.
Sur ce, son père l'attira à l'écart.
La suite de la journée se déroula malgré nous. Après de nombreuses palabres hors de notre champ d'audition, le shérif Rockwell nous apprit que Twyla nous autorisait à nous installer dans son chalet.
— Sur la rive du lac de Fine Landing, précisa-t-elle. Parker, le fils de Twyla, va vous y conduire.
Si l'on n'avait pas pu nous fournir un lit, nous aurions profité de ce prétexte pour fuir. En l'occurrence, j'étais ravie d'avoir un endroit où me poser. Je me sentais comme n'importe qui à sa sortie de l'hôpital : pas franchement malade mais éreintée et tremblante. Pendant que les policiers continuaient à creuser, Tolliver, Manfred, Xylda et moi fûmes poussés jusqu'à l'autre extrémité de la grange. De temps en temps, un uniforme nous jetait un coup d'œil curieux.
Le temps que Parker McGraw nous rejoigne, les médias avaient localisé le site et les reporters pullulaient comme des mouches sur une carcasse. Heureusement, les flics avaient réussi jusqu'ici à les maintenir à une distance respectable.
Après avoir échangé une poignée de main avec Tolliver, Manfred entraîna Xylda jusqu'à la sortie en nous promettant qu'elle détournerait l'intérêt des journalistes.
— Grand-mère adore les photographes. Regardez !
Nous regardâmes. Xylda, ses cheveux rouges volant autour de son visage ridé comme une pomme, traversa la cour, Manfred sur ses talons. Parvenue devant sa voiture, elle se plaça face à eux avec une réticence tellement feinte que c'en était comique et leur asséna quelques mots soigneusement choisis.
Pendant que les projecteurs étaient braqués sur elle, Tolliver et moi contournâmes la foule pour gagner le pick-up de Parker.
Le fils de Twyla était grand et robuste, vêtu de la tenue de rigueur dans la région : Jean, chemise en flanelle et doudoune. Ses bottes étaient immenses et sales. Apparemment, sa mère n'avait pas eu les moyens de l'emmener chez l'orthodontiste dans son enfance.
Il serra vigoureusement la main de Tolliver. Il hésita devant moi.
— Fichons le camp d'ici, proposa-t-il.
Nous montâmes à bord de la camionnette et nous serrâmes sur la banquette, Parker ayant amené son fils Carson. Il fît fièrement les présentations.
Carson était brun, carré, plutôt petit. Il était encore en pleine croissance. Il avait le visage large de sa grand-mère et les yeux bruns. Il était maussade et silencieux, ce qui n'était guère étonnant dans la mesure où l'on avait enfin découvert le corps de son frère.
— Notre voiture est sur le parking du poste de police, dit Tolliver.
Parker acquiesça. Il semblait chaleureux mais ce n'était pas un loquace.
Cependant, une fois les requins des médias derrière nous, il se décontracta.
— Je n'ai pas eu l'occasion de vous remercier l’autre jour. Nous n'avons pas été bien accueillants, nous non; plus, mais vous pouvez comprendre pourquoi.
— Oui, murmurai-je. N'y songez plus. Nous avons accompli la mission qu'on nous avait confiée.
— Justement. Vous n'avez pas empoché l'argent de ma mère et pris la poudre d'escampette. C'est une femme qui a toujours agi pour des causes qu'elle estimait justes et elle était convaincue d'avoir raison de solliciter votre aide. Je n'étais pas d'accord, je le concède, et je le lui ai dit. Mais quand elle a un projet en tête... Maintenant, je lui suis reconnaissant d'avoir insisté. Quant à ces deux énergumènes... C'est en les voyant qu'on s'est rendu compte de la chance qu'on avait eue de vous avoir.
Il faisait allusion à Manfred et Xylda. J'observai Carson à la dérobée. Il ne perdait pas une miette de la conversation mais il semblait calme.
— Je suis heureuse que vous ayez une opinion positive à notre égard, bredouillai-je maladroitement. Cependant il ne faut jamais se fier aux apparences. Xylda Bernardo a un véritable don. Je conçois que son allure puisse effaroucher certaines personnes.
— Vous êtes charitable, déclara Parker McGraw.
Je croyais le sujet clos lorsqu'il enchaîna :
— Mais je suppose que c'est vous qu'on consultera à l'avenir pour tous nos besoins surnaturels.
Il ne manquait pas d'humour. Il s'assombrit presque aussitôt.
— Je me sens coupable de sourire alors que notre fils a quitté cette terre pour toujours.
Carson posa la tête sur l'épaule de son père, l'espace d'une seconde. Le geste me bouleversa.
— Je suis désolée. J'aurais voulu pouvoir vous donner le nom du coupable.
— On le démasquera bientôt, répliqua-t-il d'un ton assuré. Pour Bethalynn et moi, c'est essentiel. Carson mérite de grandir dans la sérénité.
Le regard de Carson rencontra le mien. II ne me donnait pas l'impression d'être angoissé. Il avait été élevé dans la certitude que les adultes étaient là pour le protéger. S'il était arrivé malheur à son frère, lui se considérait à l'abri. Pourvu qu'il ne se trompe pas.
Parker semblait d'avis que Doraville redeviendrait une ville sûre une fois l'assassin de son aîné épingle. Il paraissait certain que ce serait facile. Dans ses rêves ! me dis-je. Puis je me remémorai le calvaire qu'il avait vécu. H avait le droit de fantasmer autant qu'il le voulait si cela pouvait l'aider à tenir.
Nous avons tous nos fantasmes.